Extrait du Parlement des Fées

 

"Elle avait toujours vécu le meilleur de sa vie dans les rêves. Elle ne connaissait aucun plaisir plus grand que ce moment du passage dans l'autre monde, lorsque ses membres deviennent chauds et lourds, lorsque, sous ses paupières l'obscurité piquée de scintillements s'ordonnait, lorsque des portes s'ouvraient; lorsqu'il poussait des griffes et des ailes de hibou à la pensée consciente, et qu'elle cessait d'être consciente.

A partir de ce simple plaisir, elle avait peu à peu maîtrisé tous les arts sans noms. En premier lieu, apprendre à entendre la petite voix : ce fragment du soi conscient qui, tel un ange gardien, accompagne les fantômes que nous nous substituons au Pays des Rêves, la voix qui chuchote c'est un rêve. L'astuce était d'arriver à l'entendre, mais de ne pas s'en préoccuper, sans quoi on se réveillait. Elle apprit à l'entendre, et la voix lui dit que les blessures dans les rêves ne pouvaient lui faire mal, aussi terribles soient-elles; elle s'en éveillait toujours indemne et sauve - sauve surtout car elle était au chaud dans son lit. Depuis lors elle n'avait plus redouté les cauchemars; dans ses rêves, son propre Dante s'appuyait sur son propre Virgile et passait à travers des horreurs délicieuses et instructives.

Ensuite, elle découvrit qu'elle était l'une de ceux qui peuvent s'éveiller, sauter la déchirure de la conscience, et arriver à nouveau dans le même rêve dont elle s'était éveillée. Elle savait aussi construire des maisons de rêve à un grand nombre d'étages; elle pouvait rêver qu'elle s'éveillait, et puis rêver qu'elle s'éveillait de ce rêve, rêvant à chaque fois qu'elle disait Oh! Tout ça n'était donc qu'un rêve! jusqu'à ce qu'enfin, ô merveille, elle se réveille réveillée, revenue de son voyage, le petit déjeuner se préparant à l'étage en dessous.

Mais bientôt elle se mit à traîner dans ses voyages, elle allait plus loin, en revenait plus tard et avec moins d'enthousiasme. Elle se demanda, au début, si, en passant la moitié de la journée, aussi bien que toute la nuit, au Pays des Rêves, elle n'épuiserait pas sa réserve de matière à transformer en rêve, si ses rêves ne deviendraient pas minces, répétitifs, sans pouvoir de conviction. Le contraire se produisit. Plus elle voyageait profondément - plus le monde de l'éveil s'éloignait derrière elle - plus grandioses et inventifs en devenait les paysages fictifs, plus complètes et épiques les aventures. Comment cela ce pouvait-il? A partir de quoi sinon de la vie éveillée, des livres et des images, des amours et des désirs, des vrais routes et rochers et des vrais orteils cognés contre ceux-ci, pouvait-elle fabriquer ses rêves? Et d'où alors ces fabuleuses îles, ces vastes granges sinistres, ces cités délicates, ces gouvernements cruels, ces problèmes insolubles, ces second rôles comiques aux manières convaincantes, pouvaient-ils venir? Elle l'ignorait; graduellement elle se mit à ne plus s'en soucier."

John Crowley, Le Parlement des Fées, Tome I

 

Remarque : le texte ci-dessus ne tente pas de défier les lois sur le copyright, il sert simplement d'illustration à mon propos et d'incitation à la lecture de cet ouvrage. Merci de ne pas me poursuivre en justice.

 

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