Moment d’une vie.

 

 

 

 

Elessar

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3/05/2002

 

Déjà six ans…

Six longues années que je ne vois plus la lumière du jour. Six ans que je n’ai plus aperçu une verte prairie autrement que par le truchement d’un tube cathodique. Six ans que je vis presque seul, dans ce cagibi humide, seul endroit accessible à ma bourse et que j’ai pu trouver pour échapper aux rayons dévastateurs de la lumineuse incarnation de Râ. Dans mon réduit, où règne en permanence la lumière blafarde d’une ampoule de mauvaise qualité, j’ai installé un cercueil couleur ébène dans lequel je puis venir me dissimuler lorsque la lune se couche, pour échapper à la brûlure de l’astre du jour.

Je suis obligé de sortir trois ou quatre fois par semaine, pour aller me nourrir. Depuis cette nuit fatale de décembre 1996, je bois du sang pour survivre.

Au début, j’ai bien essayé de ne pas tuer d’être humain, mais je me suis vite rendu compte que leur vitæ était de loin la plus nourrissante… La plus nourrissante, et la plus savoureuse aussi. Je peux bien sûr  me rabattre, le cas échéant, sur n’importe quel mammifère, mais dans cette jungle de béton, il est plus facile de trouver un humain que n’importe quel autre animal, à part les animaux domestiques, et je ne suis pas du genre à me nourrir de chien ou de chat. Auparavant, je devais me nourrir tous les soirs, mais aujourd’hui ( oh, que ce mot est mal choisi ) je peux rester quelques jours sans devoir chasser pour assurer ma subsistance.

 

J’avais décidé d’écrire ce journal il y quelques temps, déjà, mais j’avais à chaque fois repoussé l’échéance. Et puis, cette nuit, j’ai fait une rencontre. Une créature si bizarre… Elle m’a suivi pendant toute ma chasse, puis s’est détournée de moi dès que j’ai attaqué ma proie au détour d’une ruelle inoccupée. J’ai fait semblant de ne pas remarquer que de chasseur, j’étais devenu une proie, pour essayer de retourner la poursuite à mon avantage, mais la chose qui me traquait a disparu dans la nuit. Et depuis, j’ai peur. Je n’avais plus eu peur depuis le jour où l’on m’avait inoculé dans les veines la Malédiction. J’ai peur que cette créature me rattrape, un soir, et me tue. Je déteste cette vie, mais je ne peux me résoudre à la quitter. Il aurait été très facile pour moi de me suicider, simplement en laissant ouverte l’unique fenêtre actuellement barricadée de ma soupente, mais la volonté de survie est beaucoup trop présente en moi pour cela.

La seule façon que j’aie d’échapper à cette créature, c’est de la tuer, ou du moins c’est ce que je crois. Elle possède une vivacité étonnante, et si je n’ai pas vu son visage, je me l’imagine très bien. Elle a le visage des monstres de mes cauchemars d’antan. Et moi, me direz-vous ? Hé bien, comment pourrais-je le savoir ? Depuis six ans que je ne me suis pas vu dans un miroir… Peut-être ai-je le visage d’un monstre, moi aussi. Mais en laissant courir mes doigts le long de mon front et de mes joues, je ne sens rien de changé. Ce qui n’empêche pas mes victimes de hurler à chaque fois que je m’avance vers elles.

 

Le jour va bientôt se lever, et je sens déjà une irrésistible torpeur m’envahir…

 

 

 

 

4/05/2002

 

Je me réveille d’un sommeil de plomb, sans aucun rêve. C’est l’une des choses qui me manquent le plus depuis tout ce temps. Je n’ai plus eu de visite de mes amis en songe comme j’en avais si souvent, presque toutes les nuits, auparavant. Peut-être parce que je ne dors à présent que la journée ? Allez savoir... Les mécanismes du cerveau ont toujours été une parfaite énigme pour moi depuis l’université. Je ne sais même pas si on peut appeler ça dormir. Je qualifierai plutôt mon sommeil de mort temporaire… De fait, je ne respire jamais, donc je suis mort, mais de plus, pendant la journée, à la manière d’une gargouille qui se transforme en pierre, je suis plongé dans une léthargie d’une profondeur abyssale. Il a toujours été impossible de me réveiller, malgré les nombreuses expériences que j’avais tentées au début de ma nouvelle existence, ( ou plutôt non-existence ) en programmant ma montre pour biper pendant mon sommeil.
Je n’ai pas envie d’aller chasser, ce soir, mais je vais sortir quand même. Il faut que je vérifie si cette ombre me suit toujours, et je vais tenter de mieux l’apercevoir. Bien que je sois un peu inquiet, ma curiosité est toujours la plus forte.

 

Quatre heures plus tard.

 

Je n’ai rien vu. Ni ombre, ni créature. Pourtant, j’ai bien fait attention de me montrer à la lumière des lampadaires, pour lui laisser un avantage, mais je n’ai rien vu. Bizarre. Cette ombre aurait-elle été un effet de mon imagination ?

 

 

 

 

 

5/05/2002

 

Je rentre de ma chasse. Mon Calice de ce soir était une jeune femme occidentale, les cheveux bruns, et son sang avait une saveur fruitée délicieuse. J’ai laissé son corps dans la Seine. Espérons que personne ne le trouvera.

Toujours aucune trace de la créature. Je commence à me demander si ce journal est une bonne idée, après tout, puisque personne ne le lira jamais.

 

 

 

 

 

6/05/2002

 

Ce soir, je n’avais pas besoin de me nourrir, mais je suis sorti quand même, par curiosité, pour voir si cette créature de la nuit se trouvait dans les parages. Je n’ai strictement rien vu, mais il m’a semblé entendre des bruits de pas derrière moi quand je marchais dans une venelle sombre. Je me suis aussitôt retourné, mais la rue était complètement déserte... 

D’ailleurs, je me demande pourquoi j’ai si peur de cette créature. Elle ne m’a jamais menacé, après tout ! Et puis, j’ai maintenant une force phénoménale et une rapidité hors du commun… Qui donc dans cette ville pourrait me battre au combat à main nue ?

 

Je vais ressortir demain soir. Je vais tenter d’entrer en contact avec un de mes anciens informateurs, du temps où j’étais encore humain.

Du temps où j’étais encore humain… Que cela me semble étrange de prononcer cette phrase, même après tout ce temps… Lorsque j’étais encore un être humain, lorsque j’avais encore un emploi, lorsque je pouvais encore me balader le long des quais de la Seine, regardant les reflets du soleil dans l’onde…

Mon emploi… J’étais un jeune fonctionnaire, plein d’avenir, travaillant à la PJ en tant qu’inspecteur. Et puis, un soir, je suis allé trop loin lors d’une enquête, et je ne suis jamais revenu. Mais c’est encore trop dur pour moi d’en parler, et encore plus de l’écrire.

 

La lune se couche.

 

 

8/05/2002

 

J’ai enfin vu la créature en face, il y a deux soirs. Enfin… En face est un bien grand mot, puisque je n’ai eu le temps que de voir une mâchoire presque humaine s’abattre sur mon bras droit, et me déchiqueter mes chairs tandis que je poussai un cri de douleur. Et puis, mon agresseur a disparu, tout simplement. Il était vêtu du même manteau, et j’ai vu distinctement un chapeau melon sur son crâne.

Je venais de sortir de la gargote où loge ( si l’on peut appeler ça loger ) mon vieil informateur pendant la pénombre. Je ne l’avais plus revu depuis une demi-douzaine d’années, mais il n’a rien remarqué d’étrange sur moi. Il n’a rien pu me dire sur une créature étrange rôdant dans les rues, malgré la perspective alléchante des quelques billets que je lui tendais. Je les lui ai donné quand même… Je n’ai plus grand chose à faire de l’argent, de toutes façons.

J’avais à peine fait quelques pas hors de chez lui que je me suis fait surprendre par cette chose.  Cette blessure m’a fait plus profondément souffrir que n’importe laquelle des estafilades qu’ont pu me faire mes victimes. Je suis resté endormi pendant deux journées entières et une nuit, et ce soir, ma blessure est presque refermée. Apparemment, il y avait quelque chose de spécial, dans cette morsure, puisque je cicatrise d’habitude en quelques heures.

 

Et puis… Pourquoi est-ce que cette créature me suit ? Pourquoi m’a t’elle attaquée ce soir ? Je ne lui ai rien fait, que je sache ! Je n’ai jamais blessé personne, en dehors de mes Calices, mais personne ne l’a jamais su… Du moins je crois… Et puis, qui donc voudrait ( et pourrait ) venger un humain ?

 

Il faut que je sorte, pour aller chasser. Espérons que je ne ferai aucune mauvaise rencontre…

 

 

9/05/2002

 

Il s’est passée une chose…étonnante, durant la journée. Cela est très difficile à expliquer… Je me suis mis à penser pendant mon sommeil. En fait, ce n’était pas vraiment de la pensée, plutôt des images qui s’imposaient à moi. J’ai vu un visage, d’une beauté extraordinaire s’avancer vers moi, j’ai vu ces lèvres si belles s’ouvrir, et commencer à articuler des mots que je n’arrivais pas à entendre. Je savais que j’avais déjà vu ce visage quelque part, mais j’étais ( et je suis toujours ) incapable de mettre un nom sur cette face, si parfaite qu’elle en était impersonnelle.  Pendant quelques instants, elle continua à tenter de communiquer avec moi, et je voyais toute sortes de sentiments passer sur son visage. Tout d’abord la joie, puis l’indignation. Et pour finir, j’ai nettement vu un spasme de colère déformer son visage. Qui d’angélique, est passé de l’autre côté de la frontière pour bientôt paraître à la semblance de l’antéchrist. Les opulents cheveux auburn devinrent d’un noir sec, et les yeux, du gris le plus pur prirent une teinte cramoisie éclatante.

Son faciès était à présent du plus repoussant, mais je crois que je ne ressentais aucune peur. Il vociféra à mon encontre pendant longtemps, puis je le vis fermer les yeux. Tout était à présent d’un calme apparemment immuable. Puis je ne vis que deux trous béants à la place de ses globes oculaires. Ces orifices commencèrent à grandir, pour bientôt créer à la place de son visage un unique gouffre où je semblais devoir disparaître. Je ne voyais à présent que du noir.

Pour la première fois depuis le début de ce « rêve » j’entendis un semblant de voix…

 

Sachez que comme du temps qui fut le mien, le Sire aura toujours le droit de vie ou de mort sur ses Enfants.,
Car c'est l'Ordre des choses tel qu'il a été établit dans les Cieux comme sur Terre.
Mon père Adam a ce droit sur Moi, Moi je l'ai sur vous,
Et vous, mes enfants, vous le possédez sur tout Enfant que vous engendrerez.

 

Cette voix était chuchotante, frémissante, comme détentrice d’un secret trop lourd à porter.

 

A ce moment, je me réveillais en sursaut, exsudant du sang par tous les pores de ma peau. J’ai à peine pris le temps de me nettoyer avant de m’asseoir à ma table de travail pour rédiger mes souvenirs avant qu’ils perdent de leur exactitude.

 

Qu’est-ce que tout cela signifie ?

 

10/05/2002

 

Je n’ai rien vu de spécial, hier soir. Je me suis attardé le plus longtemps possible dans les rues pour tenter de repérer la créature, mais sans aucun résultat. Je suis rentré juste à temps pour m’enfermer dans mon cercueil et ne pas souffrir de la brûlure du jour.

 

Je trouve que j’ai des réactions bizarres. Cette créature m’a fait du mal, et pourtant je ressens le besoin viscéral d’aller la retrouver, même si je ne sais pas encore où.

A l’endroit où elle m’avait mordu, il reste des cicatrices crayeuses qui s’entrelacent en un fin réseau.

Je vais encore tenter de la retrouver, ce soir. A moins que ce ne soit elle qui ne me retrouve. Auquel cas je n’écrirais peut-être pas dans ce journal demain soir.

Et ce rêve qui continue de me hanter… Je n’ai plus eu cette visite éprouvante, mais je n’arrête pas d’y penser.

 

 

13/05/2002

 

Je suis encore vivant. Corollaire immédiat que pourrait faire un éventuel lecteur de ce journal : je n’ai fait aucune mauvaise rencontre.

Wrong Answer.

 

Lors de ma chasse, il y a de cela maintenant trois nuits , j’ai bel et bien eu le plaisir ( ou plutôt dans mon cas le déplaisir ) de me retrouver confronté à mon égérie.

Je venais d’aspirer la vitæ d’un jeune homme des faubourgs, et j’avais dissimulé les restes de mon repas dans un endroit sûr où je savait qu’il ne serait découvert que quelques mois plus tard, si je n’avais pas de chance. Son sang était délicieux, sirupeux comme je ne l’avais pas souvent vu. Le problème de tels calices, c’est que n’on peut y goûter qu’une fois.

Je rentrais donc vers ma cachette, anxieux, et c’est là que la créature est venue à moi, alors que je marchais à l’heure la plus sombre de la nuit au milieu d’une rue désertée par les véhicules. Je retranscris cette rencontre dans les moindres détails, de peur que ma mémoire ne soit altérée par le temps.

 

Il s’est avancé d’une rue transversale où il se tenait, marchant d’un pas hésitant. Il est demeuré immobile au milieu de la chaussée, et a attendu que je m’approche de lui.

J’aurais bien évidemment pu fuir, mais ma mystérieuse attirance pour lui ne faisait que croître au fur et à mesure que je l’approchais. Maîtrisant les derniers restes de ma volonté, je m’arrêtais à quelques pas. Il était vêtu d’un imperméable clair, doté de multiples nuances de gris, et d’un chapeau melon, le même que la dernière rencontre. Le col de sa gabardine était relevé, et je ne pouvais distinguer que ses yeux, jaunes vif.

- Qui êtes-vous ? Et pourquoi donc me suivez vous ainsi ? dis-je d’un ton glacé.

- Je veux ton sang… J’ai besoin de ton sang…siffla la créature.

- Mais pourquoi donc ! Parlez, avant que je n’en finisse avec vous ! Criais-je. Je sentais la Bête en moi se réveiller, j’avais envie de tuer.

Il me répondit d’une voix hoquetante :

- Si tu ne me donnes pas ton sang, je vais mourir… De plus… J’ai un Droit de Sang sur toi.

- Mais je ne vous ai jamais vu ! Je ne vous connais même pas !

J’avais néanmoins un doute qui commençai à naître en moi. La seule personne pouvait avoir un Droit de Sang sur moi était… Et soudain mon rêve prit toute sa signification à mes yeux.

Il interrompit mes réflexions :

-Contemple mon corps ravagé par les flammes ! Contemple mon incarnation physique dévastée ! Contemple ton Sire, jeune imbécile !

Son corps était complètement brûlé, comme s’il avait été… Comme s’il avait été exposé aux feux du soleil. La moindre parcelle de sa peau était calcinée, sauf le haut de son visage. Je restai perplexe. Que faire ? Mon devoir m’imposait de laisser mon Sire aspirer ma vitæ, mais mon instinct me l’interdisait. Mon esprit me donnait une réponse, mon cœur ( qui ne battait plus depuis longtemps ) une autre.

Je pris une décision.

Je me laissais tomber à genoux.

- Prenez mon sang, mon Maître. Guérissez.

Il s’approcha de moi, à présent vif comme l’éclair. Je lui offris ma carotide, et il y plongea ses canines. Je sentais mon sang pulser hors de moi, et mon énergie partait avec lui. Mon Sire jouissait du sang plein de vigueur d’un de ses descendants en parfaite santé. Lorsqu’il fut à l’apogée de son extase, je… Je fis ce que j’avais à faire.

Je savais que, même si mon sang aurait pu l’aider à survivre quelques temps de plus, il n’aurait pu le soigner complètement. Il ne me restait qu’un choix possible.

 

La légende dit que boire le sang d’un initié de sa lignée apporte santé et robustesse.

 

La légende ne dit pas qu’un Infant ne peut boire le sang de son Sire.